21/03/2014
Autobiographie (2008)
Pourquoi ne pas essayer de faire l’analyse de ce chemin qui m’a conduit jusqu’ici ? Faire une tentative autobiographique sommaire ? Trouver un point de départ, une base, une gare, un port… C’est déjà une difficulté presque insurmontable que de déterminer ce point de départ. Le huit juillet mille neuf cent cinquante et un à neuf heures et demie, villa Françoise, rue de Paris à Montreuil sous-bois, dans le département de la seine ? Depuis, c’est devenu le neuf trois. Bien entendu, je n’ai aucun souvenir de ma naissance dans la chaleur de l’été. Maman en a souffert de cette chaleur. Moi, je n’y étais pour rien, sauf pour les souffrances, mais comme l’a dit en son temps madame Cresson : responsable mais pas coupable. Parce que nous en sommes tous là : On n’a pas demandé à venir en ce monde, on n’a rien fait pour, n’existant pas ! Et si j’avais su, serais-je venu ? Ce genre de tourments m’a turlupiné de bonne heure. Cette question et beaucoup d’autres, curiosité emmerdante pour des adultes qui n’ont pas de réponses appropriées, sauf les croyants de toutes religions, enfermés dans leur morale et dans leurs certitudes.
Il me semble que j’ai assez tôt fait la connaissance de la solitude. Enfant je ne la souhaitais pas mais je la constatais et il me fallait faire avec. Mon frangin plus âgé allait déjà à la maternelle quand j’étais bébé. Trois ans de différence, ce n’est pas grand-chose quand on s’approche de la soixantaine, mais il y a des âges où la marche est immense. Mon père turbinait comme ouvrier d’entretien chez Citroën. Il était maçon, cimentier comme l’indiquent ses bulletins de salaire. Il partait de la maison vers cinq heures du matin pour prendre le premier métro. Il bossait de l’autre côté de Paris, Levallois, Clichy et je ne sais où. Il rentrait fourbu, cassé par sa journée, vers sept heures le soir, à neuf heures il roupillait. Dès qu’il en avait la possibilité, il travaillait au noir pendant le week-end pour mettre un peu de beurre dans les épinards. Pas grand-chose, de quoi s’offrir des places au parc des princes pour le Racing ou le stade français, quelques petites soles quand on venait en vacances à Muzillac, quelques balades en autocar comme en soixante, je crois que c’était en soixante, jusqu’à saint Nazaire pour voir le paquebot France en construction. On s’est baladé autour de ce monstre, des barrières entouraient la cale mais n’empêchaient pas la vue. Moi, ça m’a foutu la trouille ce bateau ! Cette hauteur ! J’ai demandé à mon daron s’il y avait beaucoup d’accidents, si les ouvriers se cassaient la gueule. On a les réflexions qu’on peut…
Ma mère bricolait aussi, un petit peu parce qu’avec deux mouflets, il fallait trouver le temps… elle faisait des ménages dans l’immeuble d’à côté et elle faisait l’ouvreuse au cinéma Normandie, rue Victor Hugo près de la mairie. Elle aimait bien le cinoche, c’était déjà ça, elle voyait les films quand elle restait mais la plupart du temps elle rentrait vite à la maison. Ouvreuse, ce n’était pas le pactole, c’était payé aux pourboires… Mon père, il avait trois semaines de vacances par an… Une année en Bretagne, une année en Corrèze. Une cuillérée pour papa, une cuillérée pour maman. Mais avec finalement un avantage très net pour la Bretagne parce que, richesse des richesses, mes parents y avaient une résidence secondaire ! Bon, pas un château, mais deux petites pièces en bas, deux petites pièces en haut. Pour les tartrisses, il fallait aller derrière, dans une petite baraque avec un trou dans le sol, les mouches et l’odeur. Mais on avait l’eau au robinet, ce qui n’était pas le cas à Montreuil. En bas, les parents louaient les deux pièces à des anciens du coin. Le loyer était plus que dérisoire, le confort aussi d’ailleurs. Je suppose que le loyer permettait de payer les impôts locaux, je ne m’en suis jamais préoccupé. Nous, on ne venait que pour un mois. Le père rentrait une semaine avant nous pour reprendre son taf.
Quand je repense à tout ça, je me dis que papa n’était vraiment pas très présent toutes ces années… Pourtant ça représente une sacrée masse, tous les souvenirs… Mais pas tant que ça avec lui, les beignes, oui. C’était un déconneur, un joyeux fêtard. Les choses ont changé radicalement quand il a été malade. A partir de soixante et un, je n’ai pas cette mémoire précise du moment, soixante-deux ? Je ne sais pas non plus à quel occasion j’ai entendu pour la première fois le mot « cancer » et ce n’est pas important car il était pour moi sans aucune signification. Dans notre minuscule maison en bois, aujourd’hui on dirait une cabane de jardin, la vie a commencé à ne plus être drôle pour personne.
Tant que j’étais à l’école primaire, sans être un élève brillant, j’ai suivi sans problèmes. Je ne me souviens pas avoir connu de difficultés particulières. Avec quand même une énorme préférence pour le jeu ! Et heureusement, merde ! En cette période qui oscillait entre les bons points et les coups de règle sur les doigts, je ne m’en suis pas trop mal tiré. Grâce à une mémoire solide autant qu’involontaire, j’ai déjoué les pièges et les menaces de la classe de fin d’études dans laquelle échouaient tous les cancres qui devaient s’emmerder là avec l’instit le plus sévère, en attendant d’avoir quatorze piges et enfin le droit de quitter l’école pour entrer en apprentissage. A moins qu’ils ne préfèrent d’autres voies menant vers la délinquance et fatalement la taule.
Les choses se sont gâtées avec mon entrée en sixième. La santé du père déclinait de plus en plus, il commençait à faire des séjours à l’hosto. Combien de fois a-t-il été opéré ? On lui enlevait des ganglions, des tumeurs, stases et métastases… On entendait les Beatles, Johnny, les yéyés, Béart, Brel et Aznavour à la radio, André Claveau encore un peu, Gloria Lasso, Gréco, Férré, plus rarement, Brassens ? On écoutait les retransmissions du tour de France, des matchs de foot, on regardait la radio... On allait à la fête de l’huma au parc Montreau. On jactait de tout et de rien avec les copains, l’important étant de se faire mousser de n’importe quelle manière. Je bourrais mon cartable de livres inutiles pour faire intello… Quel con ! Mon dos s’en souvient. Bref, en sixième donc… Je m’ennuyais copieusement ! Vive la récré ! Mon premier prof de français, je me rappelle parfaitement de lui ! Un vieux con tout droit sorti du XIXème siècle. En tout début d’année scolaire, il nous a demandé une rédaction. Sur quel sujet ? Je lui ai concocté une histoire noire avec des flics et des bandits, un polar dirait-on aujourd’hui. J’étais content de moi, fier même, je m’étais appliqué, je n’avais quasiment pas fait de fautes d’orthographe, j’avais soigné le style. J’étais impatient de connaître les résultats…
Il m’a mis un zéro ! Il m’a rendu ma copie avec un mépris sans nom, sa moustache blanche à la Pétain en frémissait… De la haine ! Pauvre minus ! Le sujet traité ne lui convenait pas, rien de plus. Il n’a pas noté le style, le vocabulaire, l’orthographe, rien ! Je ne suis même pas certain qu’il a lu mon devoir jusqu’au bout ! Une rupture supplémentaire. Aujourd’hui, avec un prof d’aujourd’hui, combien aurais-je eu ? Ce n’était pas un début très encourageant, surtout qu’on était quatre-vingt élèves répartis en deux classes. Mon classement, puisqu’on était classé, évoluait entre la soixante quinzième et la quatre vingtième place. Les commentaires des profs étaient toujours les mêmes. Peut mieux faire… Je pouvais ? Je ne voulais certainement pas ! Cahin-caha, je suis passé en cinquième. Année scolaire soixante-trois - soixante-quatre. Rien n’a changé, le même classement, la même inadaptation totale au système, soulignée par les mêmes appréciations des professeurs : J’avais les moyens de faire et je ne faisais pas, ils ne comprenaient rien ! Après cette longue année, le collège s’est lassé de mes prouesses, il n’a pas voulu de moi en quatrième, pas pour une nouvelle cinquième non plus. Ma mère a galéré un peu, le père allait de plus en plus mal. Elle a suivi les conseils de madame O. Je n’ose pas dire son nom, je ne sais pas pourquoi. Elle s’occupait de l’orientation des jeunes. Cette dame a suggéré que j’aille en pension. A la maison, c’était vraiment difficile, un calvaire, une horreur indicible, une vie rythmée par les visites de l’infirmière, celles du toubib. L’été, on était venu à Muzillac, mon père voulait une dernière fois voir son village. Il a tourné le coin le vingt-huit septembre soixante-quatre.
La pension, l’école départementale de Vitry, n’accueillait que des orphelins… Je n’en ai pas beaucoup de souvenirs, je n’y suis pas resté longtemps. Je m’y suis fermé, enfermé dans ma coquille et j’y tournais déjà autour de la question fondamentale : Pourquoi ? J’étais discret, je voulais me tirer, faire le mur, sortir de cette univers de grilles, de barreaux et de gardiens…
Rupture encore, terrible. Ma mère est venue me chercher, le directeur de la pension l’avait appelé je ne sais comment. Je n’étais pas à ma place, trop je ne sais quoi, pas assez autre chose, enfin… Retour à la maison. Ouf… J’avais treize piges, des copains, une nouvelle cinquième dans une autre école et je persistais à m’emmerder. Mon frangin avait quitté le lycée pour turbiner, ma mère faisait des ménages et je m’emmerdais.
Ce n’est pas facile de s’autobiographer ! Je n’ai jamais eu l’envie de le faire tout en le faisant en permanence en écrivant des poèmes, des chansons, des trucs. Mais se creuser le souvenir comme ça, à la pioche pour chercher ce qui cloche, ce qui a cloché, ce qui a fait que ma vie a été ma vie, jusqu’à aujourd’hui, et qu’elle continue…
D’emblée, je crois, j’ai nagé dans l’incompréhension. Peut-être est-ce dû aux convulsions ? Tout bébé, je me suis payé une broncho-pneumonie carabinée, convulsions, coma, baptême et extrême onction ou quelque chose d’approchant, dans la foulée ! J’en suis sorti vivant ! Ce qui m’a d’ailleurs valu un second baptême plus tard, la tronche dans le bénitier. Je déteste l’eau, ça date peut-être de ce moment-là. Je n’avais pas encore atteint l’âge de l’athéisme, ça viendra, je me contentais d’être ignorant. J’ai collectionné les piqûres au point de me souvenir encore aujourd’hui de mes frayeurs. Je revois la vieille sœur qui venait jouer aux fléchettes sur mon dargeot ! Je revois même le petit lit en bois dans lequel je roupillais. Pendant des années j’ai eu une trouille bleue des toubibs, au point que quand quelqu’un venait à la maison, je me planquais sous la table, le temps de me rassurer ! Quand je ne reconnaissais pas la personne, je demandais : T’es pas docteur ?
A même pas quatorze ans, on m’a demandé de choisir un métier ! Voilà ! Non seulement je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire mais en plus, je n’envisageais pas vraiment de travailler avec mes mains. Je savais ce que je ne voulais pas être : Maçon. Comme j’aimais bien les motos et les bagnoles, je me suis mis en tête que la mécanique était un bon moyen pour réaliser un rêve de gosse, devenir un jour un pilote de course. On a les rêves qu’on peut ! Donc, j’ai annoncé mon choix. A Montreuil il y avait une excellente école de mécanique, que proposer de mieux ! Des choix, il fallait en faire trois. Moi, j’avais fait le mien, je n’avais plus rien à dire. Mon parrain, qui faisait office de tuteur (un tonton) en a discuté avec maman. Deuxième choix : la plomberie. Troisième choix, la menuiserie ! Ainsi va la vie… Au concours d’entrée pour le CET de mécanique, j’ai bien bossé. Mais j’ai dû déconner dans une matière éliminatoire… Les maths sans doute. Avec une bonne note, 14,4 de moyenne sur l’ensemble de l’examen, le premier choix s’échappait, le deuxième aussi et c’est comme ça que j’ai appris la menuiserie ! Pour le coup, ma mécanique se grippait ! Encore quelque chose qui a favorisé mon adaptation au système ! J’aime le bois, les arbres, comme j’aime le granit, le mont Pelvoux et l’océan atlantique. Pas pour en faire mon métier, ma prison. Pendant trois ans je me suis emmerdé à prendre le bus à six heures du matin pour être à huit heures au fin fond de saint Maur pour apprendre à travailler le bois. Parce qu’en plus, le collège se trouvait à Saint Maur et de chez moi, ça faisait un sacré bout à tirer !
En mai soixante-huit, au début, j’ai fait partie des leaders, des élèves élus qui négociaient avec la direction. Après, quelques jours j’en ai eu marre de me taper trente-cinq bornes en vélo, il n’y avait plus de bus, pour occuper une école vide dont tout le monde se foutait ! Ils ont tout de même été un certain nombre à continuer, à être présent, grand bien leur fasse. Le C.A.P est arrivé dans la foulée. Quatre-vingt candidats, deux diplômés ! Je faisais partie des soixante-dix-huit… La mentalité des profs du technique n’était pas la même que celle des autres enseignants ! C’était des artisans recyclés, la plupart déjà presque vieux, Pas de cadeaux ! Je me souviens d’un copain, de Vincennes, qui est venu me trouver à la maison pour me demander de travailler avec lui pour repasser le C.A.P l’année suivante. Non merci ! J’étais content d’en avoir terminé avec le système scolaire, j’avais hâte de palper mon premier salaire, si petit soit-il, de participer activement à la vie familiale et de m’acheter des bouquins et des disques.
Mon premier boulot a duré une semaine. Au mois de septembre soixante-huit. Passionnant ! J’ai mis de la colle dans des trous avant d’y enfoncer des tourillons. Une semaine ! Voilà une belle entrée en matière, encourageante… Je suis parti sans avoir envie d’y revenir. Deuxième boulot, ébéniste cette fois ci. Une fabrique de meubles. Je travaillais à la finition, je plaquais des chants, je ponçais, je m’emmerdais… Six mois… Baisse des commandes, compression du personnel, licenciement. Le premier. Chômage, ça commence. Et puis, en février soixante-neuf, j’entre dans une fabrique de cadres. Un atelier sympa, une bonne ambiance, un bon boulot qui devient chiant quand même, répétitif, minutieux… Je reste là quand même jusqu’en août soixante-quatorze !
Il est devenu vital en soixante-quatorze que je change radicalement de vie. Je n’ai pas envie de tout raconter, pas maintenant, pas comme ça, mais j’ai mené pendant quelques années ce que ma mère appelait « une vie de patachon ». Ce qui veut dire que, de sept heures et demie le matin jusqu’à dix-huit heures, du lundi au vendredi, j’étais au boulot, sauf pour la pause du midi, une petite heure vite passée que j’ai souvent utilisée pour dormir un peu. Entre dix-huit heures et sept heures du matin, il ne reste pas beaucoup de temps pour rencontrer ses potes, manger et dormir. Fatalement, quand on multiplie les copains et les copines, on multiplie en même temps les occasions de vivre autre chose que ces neuf heures et demie quotidienne derrière l’établi. Comme j’étais toujours, ou presque, partant pour boire, pour le poker, le barbu, le cinéma, le concert, les fêtes diverses et variées, les « tournées de fermetures » qui consistaient à traîner de bistrots en bistrots et d’en changer quand ils fermaient, qu’en plus je pratiquais le judo le samedi après-midi, le dimanche matin et le mercredi soir, que je fumais au minimum un paquet de celtiques par jour et que je buvais beaucoup, le tout sans me priver d’agrémenter mes loisirs avec des aventures féminines, je devenais parfaitement dingue.
Pour récupérer, une fois de temps en temps je rentrais à la maison sans passer par la case café. Je mangeais sagement avec ma mère et mon frangin quand il était là, et je filais au plumard de bonne heure. Mais, comme j’étais habitué à ne pas dormir beaucoup… Je me suis levé un matin d’hiver, j’ai allumé le feu sans faire de bruit, j’ai avalé un café, je me suis débarbouillé, brossé les crocs et je suis sorti. Il faisait très froid, moins cinq ou quelque chose comme ça. Je suis monté sur mon solex et je suis parti pour le boulot. Après un kilomètre, étonné du peu de circulation, j’ai regardé l’heure à la pendule monumentale d’une école, sur ma route : Il était trois heures et quart ! J’ai fait demi-tour et je suis rentré me coucher… Une autre fois, j’ai fait presque la moitié du chemin avant de réagir qu’on était dimanche… Et puis enfin, un matin de l’hiver soixante-quatorze, en métro cette fois ci, j’ai vu une voiture sur le quai de la station Robespierre à Montreuil. Une R12 jaune vif, presque fluo. J’ai pensé que c’était une curieuse idée d’exposer une bagnole sur le quai du métro, surtout dans cette station, mais rien ne m’a paru vraiment bizarre. Elle existait, réellement, solidement ! Je la vois encore parfaitement quand j’y pense. J’ai raconté ça à mes collègues d’atelier qui ne m’ont pas contredit mais qui m’ont regardé un peu ébahi. Et puis Guy est arrivé, qui, montreuillois lui aussi, prenait la même ligne de métro. Sur le coup il n’a rien dit. Le midi, il est venu me trouver et il m’a gentiment expliqué qu’il n’y avait pas de R12 sur le quai de Robespierre, que de toute manière, il était impossible d’en descendre une jusque-là, que les couloirs, les escaliers et le quai n’étaient pas assez large. J’ai été bien obligé de l’admettre et je crois, en dehors des autres menus ennuis que je vivais, que j’ai décidé à ce moment précis de quitter Paris, donc de démissionner, de prendre la fuite. Dernier jour de taf le 8 août, le 9 je débarquais à Vannes, à quatre heures trente-neuf du matin.
J’avais un point de chute facile, une destination évidente à plus d’un titre. Depuis soixante-sept, et malgré la distance, je vivais une belle histoire d’amour. Elle était à Rennes et ses parents étaient nos voisins à Muzillac. On s’était connu à Muzillac lorsque ses parents avaient acheté la maison d’un de mes tontons, en soixante-trois. En soixante-sept, ça a été un bel été, des aveux et… Sept ans plus tard, en débarquant à Muzillac, je n’avais aucun projet. Je n’en avais du reste jamais eu jusque-là, me contentant pour le boulot d’être trimballé par le hasard. Mon patron parisien aurait bien aimé me garder. Il m’a proposé de prendre des cours pour me perfectionner et ensuite me présenter au concours du meilleur ouvrier de France. Devant mon peu d’intérêt, il m’a proposé alors de reprendre la boutique d’un encadreur de quartier, à Buzenval, près de la place de la nation. Mais des cadres, je n’en voulais plus, j’en avais assez pour le restant de mes jours. Je partais !
Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. On était en août, il faisait beau, c’était les vacances, rien ne pressait. J’avais un tout petit peu de pognon, envie de profiter de la vie et je n’envisageais pas de retrouver une place dans ce système auquel je ne m’étais jamais adapté. Je refusais de m’y adapter, ce qui, j’en conviens, constitue un handicap lourd dans notre société, celle des années soixante-dix comme celle d’aujourd’hui. Je retrouvais donc celle qui deviendrait ma femme moins d’un an plus tard. Quand elle travaillait, je me promenais dans notre grande et belle Bretagne. Pendant ses jours de congé, on se baladait tous les deux, en stop.
Au début du mois de septembre, on a pris le même train, celui de minuit. Elle s’arrêtait à Rennes, je filais à Montreuil pour préparer mon déménagement. Je n’avais pas grand-chose à déménager, des disques, une guitare et des bouquins, une palanquée de livres grâce auxquels je ne suis pas devenu trop con. Un copain de Callac, prof d’éducation physique au lycée de Montreuil, retournait s’installer chez lui, il avait obtenu sa mutation pour le lycée de Belle-Ile en terre. J’ai profité de sa bagnole pour me rapatrier à Cesson-Sévigné où habitait Michèle. On avait enfin décidé de ne plus se quitter. Infirmière psy, elle travaillait à l’HP, avec des mômes. Aussitôt après mon arrivée chez elle, elle a demandé une disponibilité d’un an. Elle adhérait à ma folie… Celle de la route.
On a été à Ouessant d’abord, puis en Corrèze, en Savoie, en Allemagne, au Danemark, En hollande, Belgique, Angleterre… On a bossé un petit peu, une semaine en intérim à Paris pour remettre un peu de tunes dans notre portefeuille. On a visité des communautés dans le sud de la France, qui nous accueillaient gentiment, mais on a vite découvert que derrière l’apparence de liberté qu’elles donnaient, il régnait une hiérarchie venimeuse qui détruisait l’ambiance et reproduisait le système auquel les « communautaires » voulaient échapper. J’étais un peu désemparé. Je continuais à chercher une solution pour vivre en dehors de ce système. Si je n’avais pas eu une frousse bleue de la prison, je serais sans doute devenu un voleur de métier ! En février soixante-quinze, on est rentré de voyage avec cinq francs pour seule richesse. A Nantes, une de mes cousines et son mari nous ont accueillis. Il fallait qu’on se remplume un peu. J’ai vendu mon appareil photo à une copine, bradé même. J’ai écrit à Paris, à mon ancien patron qui m’a, par retour du courrier, envoyé un chèque de cinq cent balles pour que je puisse payer mes impôts ! Il n’avait pourtant plus rien à espérer de ma part, je ne retournerais jamais turbiner pour lui ! Il me donnait aussi l’adresse d’un de ses cousins qui habitaient Nantes et qui, peut-être, m’aiderait à trouver un boulot.
Grâce à ce pognon tombé du ciel de l’amitié, on a pris une chambre dans un hôtel meublé miteux de la rue Franklin près de la place Graslin. Michèle a trouvé du travail dans une clinique et moi dans une menuiserie grâce au cousin de mon ex patron. On en était là, à échafauder des plans, à rechercher des futures destinations, quand elle est tombée enceinte. Adieu la route ! Mais quel bonheur ! Voilà une rupture, une nouvelle façon de voir la vie ! Subitement, on avait chacun un boulot et on allait devenir papa et maman ! On a emménagé dans un petit immeuble HLM flambant neuf dans le nord de la ville, Anne est arrivée le 19 novembre.
J’ai pris conscience à peu près à ce moment-là d’un obstacle monumental devant moi : Professionnellement, je manquais cruellement de confiance en moi dans ce métier du bois que je n’aimais pas. Quand André m’a proposé un boulot d’animateur bois à Grenoble, j’ai argué du fait que l’on venait de s’installer à Nantes, qu’on avait à peine eu le temps de poser notre sac, que repartir à ce moment était un peu dur… Mensonge ! J’ai eu peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas pouvoir aider efficacement les bricoleurs grenoblois ! Manque absolu de confiance, refus total, fuite… Voilà un obstacle majeur que je n’ai pas su surmonter à cette époque. Il s’agissait pourtant d’un levier qui pouvait faire basculer nos vies dans le positif. Le passé est cruel parfois…
Mon patron était décorateur, il travaillait dans l’agencement de magasin, il avait réalisé la plupart des boutiques du centre-ville. J’ai donc bossé dans l’agencement, travail intéressant, assez créatif. Mais il s’était mis dans la tête de fabriquer des meubles. L’époque était au « retour à la terre », il voulait fabriquer des meubles de campagne, en bois massif et donc abandonner petit à petit les chantiers d’agencement. Son affaire n’a pas marché ! Les ouvriers n’avaient rien à gagner au changement au contraire, il s’en foutait. On est passé du bâtiment à l’ameublement, à s’emmerder au cul des machines. L’orme était malade, difficile à trouver, pas sec. Il a investi dans un séchoir dans lequel le bois travaillait tellement qu’il en sortait bon pour la cheminée. Il a commencé à envisager de mettre la clé sous la porte, ses meubles de campagne ne se vendaient pas.
Moi, j’en avais ras le bol ! Décidément je n’aimais pas ce boulot ! Avec Michèle, puisqu’on était maintenant à l’arrêt, que notre petite Anne était née, on a souhaité venir dans le Morbihan. Donc, j’ai démissionné de mon boulot au moment des vacances soixante-seize. Michèle travaillait encore pour un mois à Nantes. A quelques mois près, j’aurais été licencié, licenciement économique que Giscard venait de créer, quatre-vingt-dix pour cent du salaire pendant un an, des possibilités de formation…
J’ai trouvé un appartement à Vannes. Je faisais chaque jour l’aller et retour entre Nantes et Vannes, un trajet en car, un trajet en Stop. Ce grand appartement de la résidence Clair vallon était cher, trop cher, trop grand mais je n’avais rien trouvé d’autre. On s’est installé en juillet soixante-seize, en plein cagnard. Depuis le balcon on regardait s’allumer les incendies du côté de Meucon. La moindre étincelle suffisait, le passage du train dans une courbe par exemple. Avec un voisin du dessus qui demandait certainement des conseils au roi des cons avant de faire quoi que ce soit et qui les suivait ! Lui aussi a été un obstacle à sa manière… Michèle a trouvé sans problème un boulot dans une clinique. Moi j’ai trouvé aussi, un super turbin : Je travaillais au SUMA de la rue du Mené, je récupérais les bouteilles vides, je remboursais les consignes. C’était un boulot d’une autre époque, à mi-temps, vingt heures par semaine, mini salaire… Je pouvais m’occuper de mon bébé le reste du temps. Tentative avortée dans une menuiserie presque industrielle. Une petite semaine qui a failli se terminer par la mort du contremaître que j’ai menacé avec un gigantesque marteau. Ce gugusse était entré une semaine avant moi, il allait être viré avant la fin de sa période d’essai. Une caricature de petit chef, esprit militaire, la bêtise à ce point-là, on se demande si ce n’est pas une maladie génétique !
Ensuite veilleur de nuit remplaçant au centre Leclerc, douze nuits pendant lesquelles je devais nettoyer les trois mille cinq cents mètres carrés du magasin à l’aide d’une machine. Le directeur m’avait presque promis une embauche définitive à l’issu de ce remplacement. Mensonge, évidemment ! Ensuite, j’ai trouvé un boulot de livreur aux nouvelles galeries. Avec un collègue, on livrait de tout, surtout des meubles que l’on installait chez les clients, de l’électroménager… Aïe mon dos… Et puis SUMA a ouvert un nouveau magasin à Vannes, à Ménimur. Mes anciennes collègues de la rue du Mené m’ont plus ou moins coopté pour que je participe à cette aventure dans la distribution. C’est là que vont intervenir mes relations de voisinage… Après des supers fêtes de fin d’année à Grenoble, je suis entré dans mille neuf cent soixante-dix-sept et dans ce magasin tout neuf. Chargé d’approvisionner le rayon des liquides… Et oui ! Question rythme, j’étais servi. J’emmenais Michèle à son boulot à six heures, je revenais vite pour m’occuper d’Anne, biberon, bain et compagnie, je l’emmenais chez sa nounou avant de partir pour le boulot. On était (Moi, pas vraiment quand même) sur les dents, le magasin devait ouvrir le vingt janvier, je crois… Un matin neigeux, à peine levé, les charentaises aux panards, on a pris comme d’habitude la bagnole pour aller jusqu’à la clinique, à cinq kilomètres de la résidence. Mais ce matin-là, la voiture a refusé d’aller jusqu’au bout. Panne d’essence ! Alors que j’en avais mis la veille ! Voilà l’intervention du gentil voisin… Sa bagnole stationnée à côté de la mienne, il avait trouvé pratique de me siphonner le réservoir. On avait déjà eu des heurts, des mots doux, à deux doigts de se foutre sur la gueule. Ça n’allait plus tarder…
Michèle a trouvé sans problèmes une collègue pour l’emmener, on était presque arrivé à la clinique. Moi j’ai garé la bagnole comme j’ai pu sur le côté, et je suis parti en courant, sous la neige, avec mes pantoufles et à peine un sweat-shirt ! Anne était toute seule, ça urgeait ! Je me suis payé ces quatre kilomètres au petit trot, Dans les flaques et les flocons mouillés qui n’arrêtaient pas de tomber, j’ai attrapé une suée… A peine le temps de me débarbouiller et de m’occuper de Anne, je l’ai emmené chez la nourrice et j’ai foncé au boulot, toujours à pieds, mais habillé cette fois.
Je suis bien entendu arrivé en retard, ce qui m’a valu une réflexion de la part du directeur. J’ai expliqué mon cas. A midi, un collègue m’a emmené jusqu’à la bagnole avec un arrêt dans une station pour acheter deux litres d’essence, de quoi démarrer la bagnole. Retour à la pompe pour faire le plein et acheter du même coup un bouchon de réservoir à serrure. Pas le temps de repasser par la maison, je mangerai ce soir… Dans l’après-midi, j’ai commencé à ressentir les premiers symptômes : Des frissons, des douleurs musculaires, une faiblesse dans les guibolles. J’ai fini ma journée sur les genoux, en transpirant comme un marathonien ! J’ai été me pieuter de bonne heure ce soir-là, avec quarante degré de température ! Je devais quand même me lever à cinq heures et demie pour emmener Michèle, revenir pour m’occuper de Anne et voir ensuite si je pouvais aller au boulot ou non. J’étais malade comme un chien, j’ai été chez un toubib qui m’a filé des médicaments et une semaine d’arrêt de travail. Il ne pouvait pas faire autrement, je ne tenais pas debout ! Le résultat est que je me suis logiquement fait virer de SUMA. Tomber malade pendant la période d’essai ne pardonne pas ! Ce boulot ne me plaisait pas, surtout à cause de la mauvaise ambiance qu’entretenait le directeur, tout frais sorti de l’école. Les femmes du magasin ont fini par avoir sa peau, moins d’un an après l’ouverture du supermarché il s’est fait jeter et SUMA a confié la direction du magasin à une employée ! Mais merde, je perdais encore un boulot ! Pour en finir avec cet épisode, j’ai (gentiment) déposé un kilo de sucre dans le réservoir de la bagnole de mon cher voisin… Il n’a pas été loin… J’étais absent, hélas, quand il a démarré sa caisse. A mon avis ça a du sentir le caramel dans le quartier.
On en est arrivé à se taper dessus avec ce mec qui aimait faire la foire et qui se mettait à brailler des chansons paillardes au milieu de la nuit. Il m’a dit un jour qu’il était propriétaire, qu’il faisait ce qu’il voulait et que nous, pauvres locataires, nous devions fermer nos gueules ! Il a descendu une volée de marches à reculons avant de donner un bon coup de boule dans le mur. Je l’avais aidé un peu pour la réalisation de cet exercice… Une simple poussée… Un petit taquet dans le pif… Il a donné un sacré coup d’occiput dans le mur, il aurait pu crever mais il avait poussé le bouchon trop loin, il avait même tenté de claquer la porte, la mienne, avant de foutre le camp, il n’avait réussi qu’à faire mal à ma chienne, ce qui explique peut-être un peu ma réaction brutale… Jusqu’à notre déménagement, on n’a plus eu aucun problème avec lui.
Pour moi, c’était le retour à la case ANPE. J’avais quitté ce boulot de livreur aux nouvelles galeries qui me donnait finalement plus de satisfactions, pour une tentative de conversion à un monde qui ne serait jamais le mien ! Cette erreur me permit de faire la connaissance de Bernard. Après quelques semaines, quelques mois ? De chômage en partie dû à mes tergiversations personnelles : Qu’est-ce que je pourrais faire pour arrêter de m’emmerder au boulot ?… Un conseiller de l’ANPE a appelé Bernard directement depuis son bureau. Il me l’a passé et on s’est filé un rendez-vous dans un troquet. C’est en buvant un demi que l’on a fait connaissance. Pas besoin de CV avec lui : T’as fait quoi ? J’ai fait ça. Très bien, moi je fais ça, je t’embauche ! Bernard était étalagiste, plus ou moins décorateur et il s’était lancé dans l’agencement de magasins. Mon premier jour dans sa boite, on était trois. Le lendemain on était deux, un de ses ouvriers ayant trouvé mieux, et après une semaine j’étais seul, le second était parti à l’armée. J’ai passé dix-huit mois sans trop de problème chez Bernard avec un emploi du temps différent selon les moments. Quand je travaillais à l’atelier, le commençais à sept heures du matin et je terminais à quinze heures, quatre jours par semaine soit trente-deux heures, payées quarante. Ce qui me permettait de garder des disponibilités pour m’occuper de Anne, écrire, peindre, chanter, etc. Quand on avait un chantier en cours, je ne comptais pas les heures et je bossais parfois plus de soixante heures dans la semaine. Mais Bernard était un bon étalagiste, un bon commercial sans doute, mais il avait du mal à se faire payer et par rebond, il avait du mal à payer ! Nolwenn est arrivée le onze octobre cette année-là, Bernard m’a licencié pour motifs économiques à la fin de l’année soixante-dix-huit. Il gérait très mal son entreprise mais c’était un mec sympa, je me console de peu. Je me suis habitué chez lui à travailler seul, si cela m’a permis de gagner en confiance, je n’ai pas pour autant appris à aimer ce métier qui me collait comme une verrue.
Chômage une fois de plus, que faire ? Je me fouille la tête, je cherche, je ne trouve pas de solution. J’entre à la SICOMA comme menuisier une fois de plus, mais je ne pratique pas beaucoup la menuiserie dans cette boite de négoce de matériaux. En fait, je livre des menuiseries, portes, portes fenêtres, fenêtres et accessoires. Mon dos en souffre, c’est lourd et encombrant, mais je suis plutôt peinard, seul dans mon bahut à visiter le Morbihan. Je peux aller aux champignons, m’arrêter pour boire un coup avec le mon beau-père quand je passe à Muzillac et parfois même faire une petite sieste sur le volant. Quelquefois je dois adapter les dimensions d’une fenêtre ou d’une porte, je ne ferais rien d’autre en menuiserie.
La petite famille a déménagé une nouvelle fois, envie de campagne… On habite à Colpo, à une vingtaine de bornes de Vannes. En quatre-vingt-un, c’est la catastrophe, l’épouvantable qui s’abat sur la maison, le monde s’écroule : Michèle meurt dans un accident de la route, flinguée par un abruti alcoolisé. La vie continue, différente… Je garde mon boulot, je m’occupe de mes mouflettes et puis, force des glandes et nécessité, je prends une autre femme… A la SICOMA, la menuiserie est en baisse. Les dirigeants souhaitent arrêter cette activité qui ne doit pas donner assez de bénéfices. En quatre-vingt-deux, il est question de licenciement. Je suis le dernier entré dans la boite et donc à priori le premier sur la liste. Mais je suis livreur, indispensable pour encore un certain temps. Mais il existe un moyen, en apparence, d’éviter le licenciement d’un de mes collègues. L’activité peut redémarrer ? Je propose de travailler à mi-temps, c’est accepté, mais je ne peux pas être livreur à mi-temps, le collègue prend le relais, retour à l’atelier. C’est l’ennui total ! Il y a de moins en moins de boulot, je passe des jours entiers à traîner dans le dépôt sans avoir rien à faire. Je me suis remis à écrire, j’ai du temps pour ça ! Et puis ce qui devait advenir advint : je suis licencié économique ! A ce moment, on habite à Saint Avé, près de Vannes. Sans rouler sur l’or, entre mon salaire et les allocs, le fric versé par les compagnies d’assurances, je peux voir venir.
Je n’ai pas un moral à toute épreuve, j’en ai marre de galérer dans des boulots que je n’aime pas, je me laisse vivre, je glande, j’écris des chansons. On achète une maison à Sulniac, à la campagne, une ancienne ferme qui tombe plus ou moins en ruine. Ce n’est pas le travail qui manque, on s’y attelle. Je ne cherche pas de turbin, je n’en ai aucune envie. Je sais bien que ça ne pourra pas durer cent sept ans, j’ai parfois des bouffées d’angoisse, mais je n’ai aucune envie de réintégrer le système. Je participe à un stage de chansons en quatre-vingt-trois, à la Sainte Baume. Pourquoi ne pas recommencer à chanter, à faire passer le chapeau dans les petites salles, dans les cafés, chercher des musiciens, me lancer ? Je manque de confiance de ce côté là aussi, je suis trop sujet aux trous de mémoire. On élève des poules, des canards, des lapins, des cailles, on fait le jardin, on fabrique du foie gras. J’écris, je peints, je fais du sport, je ramasse des champignons, je fais de la musique. Je m’occupe de mes filles. Je subis des pressions diverses pour travailler. L’ANPE me tarabuste, j’y reste inscrit pour bénéficier d’une protection sociale, c’est un statut comme un autre… Cette période va durer sept ans ! A la fin de l’année quatre-vingt-neuf, l’ANPE gagne. On me propose de participer à un module d’orientation. C’est une découverte ! Ce module de quelques semaines à mi-temps va m’ouvrir des horizons que j’ignorais jusque-là. Dès les premiers jours de cette formation, j’ai fait office de formateur en second.
Pendant que le formateur donnait son temps en entretiens individuels, je me familiarisais avec des tests, des jeux, les notions d’animation de groupe en m’occupant des autres stagiaires. Cette expérience a été positive, assez pour que je décide de me former dans ce domaine. Depuis mon enfance, j’ai passé beaucoup de temps à lire, à apprendre en dehors de tout circuit tracé, au hasard de mes envies, de mes découvertes, de mes intuitions. Toute cette culture agglutinée dans ma tronche allait me devenir utile pour quelque chose de constructif. Je trouvais un domaine dans lequel j’avais confiance en moi parce que je constatais que les « autres » me faisaient confiance. Je me voyais sous un autre jour, je me découvrais possesseur d’une autorité naturelle que j’ignorais jusque-là. Pour la première fois de ma vie, je construisais un projet professionnel. Comment faire ? Après sept ans à ne rien faire (mais bien !), je trouvais enfin une voie intéressante. Parallèlement, je prenais des responsabilités dans une association humanitaire destinée à aider un village roumain. Je devenais positif !
J’ai commencé par me former à l’informatique, première formation rémunérée et utile que j’ai trouvée pour passer le temps en attendant le concours d’entrée à l’IRTS de Rennes. Ce concours ne m’a pas posé de problèmes particuliers, les trois années de formation non plus. J’ai appris avec plaisir énormément de choses ! J’ai obtenu mon diplôme, le DEFA en janvier 1995. Mon second diplôme après le certificat d’études primaires. Quand j’ai passé l’examen final, j’étais déjà formateur, à Vannes, pour un centre de formation qui a des agences réparties sur toute la Bretagne. J’ai réellement appris le métier de formateur « généraliste », spécialisé dans l’aide aux demandeurs d’emploi de tous âges confrontés à des problèmes d’orientation, de communication, de recherche d’emploi. J’ai signé pour ce centre de formation la bagatelle de vingt et un contrats et avenants.
L’agence de Vannes n’était pas vraiment « dans la ligne » du groupe… Le départ de la directrice et le décès d’une collègue ont fait que je n’ai jamais plus été engagé après tous ces contrats… J’ai reçu une fois un courrier qui m’indiquait que ces décisions n’avaient rien à voir avec mes compétences professionnelles. Merci ! C’était simplement une question d’esprit, trop indépendant. L’agence de Vannes n’a pas disparu, un directeur est venu d’ailleurs, des formateurs tout neuf ont été embauchés et formatés, pas les anciens mal-pensants comme moi. Le groupe a repris la maîtrise politique de son agence. Avec un peu de diplomatie, de doigté, en acceptant par exemple d’aller travailler à Quimper, j’aurais peut-être pu continuer un petit peu avec eux. Mais ça ne s’est pas fait. J’ai réalisé quelques vacations pour le GRETA, bien payées mais avec deux cent vingt heures, maximum autorisées pour une année, on ne vit pas vraiment. Entre chaque contrat de formation, je me retrouvais au chômage. Mais le statut particulier de la formation, domaine dans lequel le CDD est le contrat de référence, fait que les ASSEDIC considèrent les formateurs comme des travailleurs saisonniers. Au bout de quelques années, plus d’allocations ! Ce qui fait pas mal de défauts quand même pour cette profession ! La formation et moi avons divorcé à l’amiable…
Entre temps, coté famille, c’était le bordel. J’en avais ma claque, j’avais une « maîtresse » et j’ai fini par me faire virer de chez moi ! Au niveau du pognon, c’était le bordel aussi, je n’avais plus un radis, je payais encore les impôts locaux de la maison, c’était la ruine. J’ai été hébergé par un pote pendant quelques temps avant de trouver un studio à Questembert. Puis avec Annie, on a créé une famille « recomposée ». Anne était mariée, séparée donc. Nolwenn vivait avec nous, avec Erwan et Manon. Dans un studio c’était parfois assez épique ! En quatre-vingt-dix-sept, on a loué une maison assez grande pour tout le monde. En quatre-vingt-dix-neuf j’ai trouvé du travail à Questembert, responsable d’une association d’aide aux demandeurs d’emploi. Petite association puisqu’en dehors du responsable – conseiller emploi formation (moi), il y avait une secrétaire à mi-temps dont je me suis souvent demandé ce qu’elle faisait là. Mon boulot était en CDD il s’agissait d’un remplacement encore, de congé maternité cette fois. Au départ six mois de contrat. Ensuite remplacement pour un an de congé parental. Puis la personne que je remplaçais a fini par décider de faire autre chose… L’association ne vivait que de subventions. J’ai passé beaucoup de temps à chercher des solutions de survie ! Même pour une minuscule structure comme celle-là, le budget était un casse-tête ! Communauté de communes, conseil général, fonds social européen… Avec les collègues du même secteur, ANPE, DDTEFP, Mission Locale, CLI, communauté de communes, on a monté un projet de formation à entrées et sorties permanentes, à Questembert. Un centre de formation vannetais a répondu positivement et en deux mille, la formation s’est mise en place.
Pour le financement de l’année deux mille deux, changement de plan au niveau européen. Pas la peine de rentrer dans la complexité européenne. Si je veux obtenir une subvention (le FSE étant le principal financier de l’association), je dois mettre en place un projet adressé spécifiquement au public féminin. Aucun problème pour moi, j’y travaille depuis un moment… Il y a à Questembert deux structures en place dans le domaine de l’insertion : L’association que je dirige et le centre de formation que nous avons fait venir. Il n’y aura qu’une seule subvention FSE. Le comité de pilotage (ANPE, DDTEFP et mission locale) de l’association se réunit et décide que le centre de formation sollicitera cette aide. C’est la fin de l’association ! L’action de formation mise en place n’est pas destinée à un public particulier. Ce n’est qu’une action globale ouverte à tous les publics. Elle n’a donc aucune chance d’obtenir cette subvention ! L’association que je dirige, travaillant tout azimut, il m’est possible de mettre en place une action spécifique en direction des femmes et obtenir l’aide du FSE. D’ailleurs ce projet existe, il va dans le sens « du vent », il est destiné à faire découvrir aux femmes un certain nombre de métiers « masculins » qui manquent de main d’œuvre. Bâtiment, chantiers navals, etc. Le comité de pilotage, en particulier le coordonnateur emploi formation de la DDTEFP ne veut rien savoir. Il me dit de chercher de l’aide sur un autre axe FSE qui s’adresse aux structures nouvelles. Mais l’association n’est pas nouvelle ! J’ai compris qu’il y avait une volonté politique derrière cette décision sans comprendre pourquoi et sans savoir jamais de quoi il s’agissait. A partir de ce moment-là, j’ai géré les affaires courantes, j’ai continué les entretiens avec les demandeurs d’emploi, j’ai récupéré comme j’ai pu les nombreux jours de congé que j’avais en retard… A la fin de mon contrat, le trente et un octobre deux mille un, je suis parti. J’avais réussi à boucler un budget qui permettait à la secrétaire de rester en place.
L’aide du FSE n’a pas été attribué au centre de formation, fort logiquement. L’association n’en a pas obtenue non plus, tout aussi logiquement… Résultat, l’action de formation a disparu de l’environnement, l’association telle qu’elle existait aussi. Elle est devenue un point accueil emploi qui n’est même pas ouvert en permanence… Bravo pour le gâchis ! A cinquante balais, je me retrouve une nouvelle fois au chômage. Deux mille deux, la politique d’insertion change aussi. Tous les efforts sont axés vers l’Entreprise, les associations d’aide aux demandeurs d’emploi comme le service public de l’emploi deviennent des gestionnaires de stock qui doivent « faire du chiffre ! » ça ne s’est pas amélioré depuis… Moi, je ne sais pas faire… J’ai toujours considéré que l’individu devait être au centre de l’action. Je suis un travailleur social, pas un inséreur économique primaire ! J’obtiens un certain nombre d’entretien d’embauche au cours desquels je me retrouve face à des élus et des directeurs d’agence de l’ANPE. A l’évidence, je collectionne les défauts. Je suis vieux, je suis un homme et je suis incapable de placer l’économie avant le social ! D’où la collection d’échecs et le chômage qui s’éternise.
En octobre deux mille, mon fils Lény a pointé son museau. J’en profite, je suis à la maison, je peux m’en occuper à loisir. C’est toujours ça ! Mais le pognon ne rentre pas beaucoup et surtout ça ne va pas durer longtemps. En deux mille quatre, on déménage. Annie a acheté une maison à Limerzel. Après le décès de notre mère, mon frère et moi avons vendu la petite maison de Muzillac. Là, j’ai fait une connerie mais je ne suis pas à une connerie près. J’avais bien compris que je ne trouverais plus de travail dans l’insertion. Je n’étais plus dans le coup, les politiques mises en œuvre, les échecs répétés lors d’entretien, l’éloignement des nouveaux textes de loi, tout m’était démotivant. Le corps amoché, douloureux, n’ayant de plus pas travaillé dans la menuiserie depuis plus de vingt ans, je n’avais aucune envie ni d’ailleurs aucune chance de trouver un emploi dans ce domaine.
Par contre (et par bêtise), j’ai estimé qu’en travaillant à mon compte, à mon rythme, je pouvais m’installer pour fabriquer des meubles sur mesure. Je pensais à des placards, de l’agencement intérieur, etc. Dont acte ! Je me suis mis à mon compte. J’ai acheté une machine, un fourgon, du bois. J’ai fait de la pub et cahin-caha j’ai débuté mon activité. J’ai bénéficié de l’aide de l’ASSEDIC qui a continué à me verser une allocation mobile en fonction de mes bénéfices. J’avais cru comprendre que, ayant plus de cinquante ans au moment de la création de l’entreprise, cette allocation me serait versée jusqu’à l’âge de la retraite. Erreur ou changement de texte de loi ?... Ce n’était pas la réalité. Je n’ai pas eu le nombre de clients que j’escomptais. J’ai fait des tout petits boulots qui me coûtaient cher en gas-oil sans rien me rapporter. Quelques meubles intéressants, rares… Bref, quand les charges me sont tombées plein pot sur le râble après une année d’activité, que l’ASSEDIC a cessé de me verser l’allocation qu’elle me versait jusque-là, j’ai mis d’extrême urgence la clé sous la porte. Financièrement c’était une vraie catastrophe ! J’ai même plongé pendant un moment dans la dépression avant de trouver je ne sais où la ressource nécessaire pour me botter l’arrière train. J’ai vendu le fourgon, la machine pour payer mes dettes… Je me suis retrouvé sans aucun revenu d’aucune sorte. Pas droit à l’allocation de solidarité de l’ASSEDIC parce que j’avais épuisé mes droits. Pas droit au RMI parce que notre quotient familial est trop élevé ! Rien ! Mon compte en banque s’est rétabli à zéro, à peu près, après une expérience au combien négative, douze petites heures de travail dans une usine… J’en suis là maintenant (au moment où j’écrivais cette tentative autobiographique), j’ai encore une dette, une dette d’honneur, que je ne sais pas comment rembourser, mais je garde l’espoir d’y arriver ! Je vais avoir cinquante-sept piges (j’en ai bientôt 63), soit encore trois ans avant d’avoir le droit de prétendre à palper une minuscule retraite. Je n’ai pas de gros besoins, ça ira…
Mais avec cette autobiographie très sommaire, je constate que toujours, depuis mon premier boulot et même avant, je n’ai jamais été capable de m’adapter au fonctionnement de la société. Je n’ai jamais compris pourquoi le monde fonctionnait comme ça, qu’il fallait s’emmerder en permanence, qu’on était né pour ça ! Que les riches l’étaient toujours plus, servi par une armée de pauvres, que le capitalisme libéral suicidait la planète… Que grand bien fasse aux croyants leur croyance d’un monde meilleur après la mort, dans un au-delà paradisiaque.
Je n’ai jamais compris pourquoi les hommes ne se contentaient pas de vivre, de créer le bien être pour tous sur terre et profiter de la vie. Je persiste à ne pas comprendre sans pour autant me prendre pour un con. Mais il est clair que ces idées qui sont les miennes ont constitué un obstacle à ma réussite dans une « carrière » quelconque. Je ne parviens pas à avoir des remords, des regrets oui, de ne pas avoir tenté ma chance en chantant…
Qui sait, ça aurait peut-être marché ?
Mars 2008
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